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Risques psychosociaux : et si on valorisait le leadership responsable ? 

Par Gabriel MAFFRE, fondateur du cabinet PROtG Conseil & Formation. 

Dans son rapport Bien-être et efficacité au travail – 10 propositions pour améliorer la santé psychologique au travail rendu au Premier Ministre en février 2010, Henri Lachmann, ex-PDG et actuel président du Conseil de surveillance de Schneider Electric, l’assure : « Le problème de santé au travail n’est pas un problème de la médecine, c’est un problème de management. » Voici une affirmation qui a le mérite de repenser des décennies de culture managériale pour le moins critiquable du point de vue du bien-être au travail.

En essayant de comprendre pourquoi le management français s’encombre encore de réflexes archaïques dans un pays pourtant à la pointe dans bien des secteurs, on réalise qu’un des problèmes à la source est gravé sur les bancs de notre école. Du début de notre scolarité à la fin de nos études, combien de temps notre système éducatif consacre-t-il à développer dans les cerveaux de nos apprenants les sacro-saints “soft skills”, ces compétences comportementales et relationnelles qui nous sont désormais chères : négociation, gestion de projets, gestion de conflits… Si peu !

Alors, bien-sûr, certaines organisations tentent de corriger le tir par la formation. Malgré tout, il n’y a  pas si longtemps encore, une étude montrait que 65 % des ingénieurs estimaient ne pas avoir été suffisamment préparés à « s’intégrer dans une organisation, à l’animer et à la faire évoluer ». Seuls 15 % des personnes interrogées considéraient avoir été sensibilisées, au cours de leur formation initiale, « aux relations sociales » [1].

Qu’on se le dise : la qualité d’un bon manager ne se mesure pas à sa réussite scolaire ou à sa maîtrise de fortes connaissances techniques car l’expertise du terrain réel s’acquiert par la pratique et l’observation. Comme le suggère l’écrivain Olivier Clerc, le manager doit travailler à renforcer son quotient relationnel [2] ou « l’art de nouer et de préserver des relations mutuellement enrichissantes, ainsi que la capacité de gérer des désaccords et des situations conflictuelles autrement que par la violence ».

Les risques psychosociaux (RPS) correspondent à des situations de travail où sont présents, combinés ou non : du stress, des violences externes, des violences internes. Or la violence émerge d’une escalade de conflits qu’il est important d’anticiper et de résoudre pour désamorcer la crise.

Apaiser les tensions avant qu’elles ne dégénèrent

On le sait aujourd’hui : performance de l’entreprise et qualité de vie au travail sont indissociables. Si la mission du manager est d’assurer activement la première, il ne peut se défaire de la seconde. C’est tout là la complexité et la richesse du management : évoluer sur une ligne de crête, partagé entre ces deux tensions qui peuvent soit stimuler la dynamique d’une équipe lorsqu’elles sont bien gérées, soit engendrer de sérieuses difficultés. Dans ce contexte de tensions constantes, le manager doit posséder un ensemble d’outils, non seulement pour faciliter l’expression précoce du mal-être de ses collaborateurs mais également se prémunir des éventuelles violences dirigées à son encontre.

Une des premières postures à adopter lorsqu’un collaborateur souffre d’une situation de stress ou de conflit, consiste à écouter avant de parler, autrement dit à chercher à comprendre plutôt qu’à expliquer. Pour parvenir à une compréhension mutuelle, il est plus efficace de poser des questions et de reconnaître la situation. Certaines attitudes sont à bannir de cette démarche : la culpabilisation par exemple. Une phrase du type « Comment peux-tu te plaindre après tout ce que j’ai fait pour toi ? » sera perçue comme une tentative de manipulation et engendrera la rupture relationnelle. Vouloir résoudre rapidement le problème sans s’attaquer à l’origine du mal-être, du genre « Pose quelques jours de congés pour prendre un peu de recul », est aussi une mauvaise suggestion qui entraînera un sentiment d’incompréhension et un risque de démotivation du collaborateur…

Après avoir recueilli l’information, il est conseillé au manager d’adopter une attitude de reconnaissance envers ce qu’il a compris de la parole de l’autre. Cette approche favorise un environnement où le collaborateur se sent encouragé à partager ses préoccupations. Reconnaître de manière sincère et bienveillante ne signifie pas nécessairement être d’accord, mais démontre une écoute attentive et respectueuse.

Il arrive que « de bons managers amènent d’excellents employés à échouer ».  C’est ce qu’ont théorisé les spécialistes du leadership, Jean-François Manzoni et Jean-Louis Barsoux[3] en évoquant un problème « d’étiquetage » lié au syndrome de l’échec programmé : un cercle vicieux qui se met en place dès lors qu’un manager commence à douter de la performance d’un de ses collaborateurs. Il devient plus directif, voire intransigeant, à l’égard de son subordonné, effectue un suivi de plus en plus serré et a des échanges de plus en plus tendus avec lui. Se sentant déprécié, dévalorisé, l’employé mis en cause perd à son tour de sa considération pour son supérieur. Il lui colle, lui aussi, une étiquette négative. Pire, il est confronté à une baisse de motivation et même de confiance en soi, qui progressivement se traduit par une baisse de performance. Au final, le manager sera conforté dans son opinion, pourtant fausse, de départ, selon laquelle son collaborateur est inefficace.

Oser exprimer ses sentiments

Les émotions sont essentielles pour vivre pleinement et enrichir nos relations. Elles impactent nos actions en reflétant notre satisfaction par rapport à nos valeurs et besoins. Leur expression est précieuse pour se comprendre nous-mêmes et entre nous.

Selon une étude canadienne [4], les employés percevant leur manager comme étant « sensible » – c’est-à-dire capable d’empathie envers leurs ressentis – « manquent environ 3,7 jours de travail, tandis que les employés qui considèrent leurs managers comme “non sensibles” manquent environ 6,2 jours de travail ». Pourtant, l’aptitude à reconnaître et exprimer notre vulnérabilité est parfois perçue comme une faiblesse ou une indécence. Cette perspective entraîne deux attitudes déconseillées :

–   le mutisme, où l’on réprime ses émotions, conduisant à des explosions émotionnelles ultérieures ;

–   l’opinion, consistant à diriger ses émotions contre autrui en exprimant des jugements plutôt que des sentiments. « Tu es responsable… Tu n’as pas fait… » Face à ce “TU” qui accuse et “tue” la relation, l’autre aura tôt fait de rejeter la faute sur vous et de riposter. Cette approche crée une escalade conflictuelle menant à l’agressivité et à la violence, masquant la véritable émotion sous-jacente.

A contrario, une alternative est possible et préférable : la méthode du “JE” expressif impliquant d’identifier clairement et d’exprimer le sentiment avant que celui-ci ne devienne écrasant : « Je me sens inquiet, mal à l’aise, sous pression… » Occulter cette vulnérabilité revient à refuser une conversation franche et authentique avec l’autre. Face à une situation de mal-être, le manager doit faire preuve d’intelligence émotionnelle, c’est-à-dire d’ « habileté à percevoir et exprimer ses émotions, à comprendre et à raisonner avec ses émotions, ainsi qu’à réguler les émotions chez soi et chez les autres[5] ».

Prendre en considération la personne est crucial pour apaiser une situation, mais c’est l’action résultante qui contribuera à améliorer la santé psychologique des collaborateurs sur le long terme. Cependant, cette tâche est complexe car, pour être efficace, une solution doit être élaborée avec les personnes concernées. Sans quoi, l’imposition verticale de solutions peut entraîner une escalade conflictuelle que l’on peut schématiser ainsi :

  1. Phase 1 (Tension) : durcissement des échanges ; limitation de l’écoute ; perte de confiance ; complication dans la recherche de solutions.
  2. Phase 2 (Incompréhension) : confusion entre les faits et leur interprétation ; amalgames et généralisations ; disque rayé et réfutation systématique.
  3. Phase 3 (Guerre de position) : confusion entre les enjeux et les moyens de les satisfaire ; obstruction, menace, chantage, ultimatum ; tentative de coalition.
  4. Phase 4 (Volonté de nuire) : confusion entre le problème et la personne ; passage à l’acte ; agressivité ; violence.

Les quatre phases de l’escalade conflictuelle soulignent l’importance d’intervenir de manière préventive et de résoudre les tensions dès leur apparition.

Pour autant, il est toujours possible d’intervenir après la crise. Plusieurs étapes sont préconisées pour favoriser une désescalade du conflit. Parmi elles, nous en retiendrons ici deux.

Chercher à comprendre

La clé d’une approche efficace réside dans la volonté de comprendre plutôt que de convaincre. Il est essentiel de maîtriser deux outils essentiels : le questionnement et l’expression de la reconnaissance. Cela implique deux transformations majeures : d’une part, un travail sur soi, où le manager doit éviter de personnaliser le conflit et maintenir la distinction entre sa personne et son rôle professionnel ; d’autre part, un travail sur les autres, où le manager aborde la situation avec une véritable ouverture et une volonté sincère de compréhension. Lorsque l’interlocuteur est sous l’emprise émotionnelle, le manager doit manifester sa compréhension pour le ramener à la raison.

Recentrer sur les enjeux et les solutions

De même, le manager s’engage dans une quête constante pour éclaircir les enjeux sous-jacents, les valeurs et les besoins des interlocuteurs, des aspects auxquels ces derniers ne peuvent pas renoncer sans ressentir une injustice. Cette démarche requiert de la patience, car plusieurs niveaux d’enjeux existent. Bien que de nombreuses personnes pensent savoir ce qu’elles veulent (leur demande), elles n’ont parfois pas une compréhension approfondie des raisons (valeurs et besoins sous-jacents). Face à la résistance ou à l’insistance de l’interlocuteur, le manager doit maintenir ses efforts d’exploration afin de mettre en lumière les véritables enjeux et motivations.

Une fois les enjeux clairement définis, le manager mobilise sa créativité pour orienter les discussions vers des propositions concrètes. Alors que les parties impliquées ont souvent tendance à envisager une seule solution pour répondre à leurs enjeux, il est judicieux d’explorer diverses options en posant des questions telles que : « N’y aurait-il pas une autre solution que nous n’aurions pas envisagée ? » ; « Et si vous essayiez ? » ; « Pourquoi ne pas tenter ? » Proposer plusieurs solutions est toujours plus efficace, car cela préserve le sentiment de liberté de chacun.

Le management joue un rôle essentiel dans la prévention des risques psychosociaux. Le manager est responsable non seulement envers chaque membre de son équipe, mais aussi envers l’équipe dans son ensemble, les interactions au sein de celle-ci et l’organisation à laquelle il appartient. Sa démarche consiste à réintroduire du bon sens, renforcer les liens et anticiper les problèmes avant leur expression violente. La vision court-termiste de l’organisation du travail, la transformation des équipes au gré des nouveaux projets qui ne cessent d’émerger ne doivent jamais faire perdre de vue l’homme ou la femme derrière tout salarié. Si ce dernier sait faire preuve de flexibilité dans un contexte de risque et d’incertitude, l’homme ou la femme aspire au bien-être au travers des enjeux fondamentaux que sont la confiance, le respect, l’équité, le sens de l’engagement, l’estime de soi… Le management, en tant que clef de voûte, permet de concilier bien-être et efficacité.

 

[1] Étude réalisée auprès de 50 000 anciens diplômés d’écoles d’ingénieur (CTI Infos, n° 3, octobre 2008).

[2] Olivier Clerc cité par Jacques Salomé, Relation d’aide et formation à l’entretien, Presses Universitaires du Septentrion, 2003.

[3] Jean-François Manzoni et Jean-Louis Barsoux, Relations difficiles au travail, Paris, Village Mondial, 2004.

[4] Judith MacBride-King et Kimberley Bachmann, « Solutions for the stressed-out worker », Ottawa, Conference Board du Canada, 1999.

[5] Peter Salovey & John D. Mayer, « Emotional intelligence », Imagination, Cognition and Personality, 9, 1990.

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