Chronique d’un burn-out annoncé.
Nous sommes en 2008. Maya est une jeune femme cadre de 38 ans, mariée avec 2 enfants. Elle est responsable d’un service de contrôle dans une banque belge et manage un service de 4 personnes depuis 8 ans. Elle gagne très bien sa vie et travaille en région parisienne.
Cette même année, l’affaire Lehman et la crise économique mondiale éclatent, entraînant la faillite de son entreprise. Après de nombreux mois d’incertitude, c’est finalement un grand groupe bancaire français du CAC 40 qui rachète l’entreprise.
Les nouveaux dirigeants lui imposent alors d’intégrer le service dont elle avait la charge du contrôle depuis des années en tant qu’employée, alors qu’elle était chef de service. « Autant dire qu’ils m’attendaient avec un bazooka », se souvient-elle. Commence alors la descente aux enfers.
Les évaluations écrites en entretien annuel sont toujours positives. Mais à l’oral, c’est une tout autre histoire : « Tu as tenu les délais, mais tu aurais pu faire mieux » : « on te demande de tenir les délais, pas de faire de la qualité !» ; « Tu es trop bienveillante comme manager ». Elle ne se sent pas reconnue, se sent dénigrée, dévalorisée, ne parvient pas à s’intégrer, n’a aucune augmentation…
Les collaborateurs de l’ancienne structure partent les uns après les autres. Un dirigeant du nouveau groupe avouera des années plus tard : « On devait tout faire pour dégoûter les anciens absorbés et les pousser à la démission ».
Elle doit gravir à nouveau les échelons. Par chance, en 2013, celui qui était son manager dans son ancienne entité devient son manager dans la nouvelle. Elle se dit que les choses vont s’améliorer. En effet, au début, il lui redonne des responsabilités en lui confiant un service avec une nouvelle équipe et lui permet de mettre en place de nouvelles procédures. Mais au bout de 18 mois, il est en arrêt de travail pendant de longs mois. Verdict : épuisement.
Depuis son arrivée en 2010, elle a changé de managers tous les ans. « En 7 ans, j’ai eu 7 évaluations par 7 chefs différents ».
Le marché se tend. La cadence augmente, les délais raccourcissent. Les outils ne sont pas adaptés, tout se fait sur Excel où le risque d’erreur de saisie est grand. Les clients sont de plus en plus exigeants. Les réunions inutiles s’enchaînent et sont chronophages, contribuant à accumuler le retard.
Elle commence à se sentir très fatiguée, sans compter que son temps de trajet d’environ 1h30 par jour n’arrange rien.
Les arrêts maladie se succèdent au sein du service, mois après mois. La direction n’envisage aucun renfort. Alors forcément, il faut absorber la charge des absents.
« J’étais à 80%, mais en réalité je faisais au moins un 120% en 4 jours » ; comme la charge ne cesse d’augmenter, elle travaille le soir, le mercredi et le WE pour essayer de tenir les délais.
Puis vient la mise en place des fameux indicateurs de performance, des ratios de productivité mis en place sans concertation (qui ne tiennent pas compte de la difficulté du dossier de contrôle), des changements d’organisation (modification des circuits des procédures, nouveau logiciel à déployer, turn-over qui augmente…)
En 2014, elle s’arrête une première fois 15 jours aux alentours du mois de février. Puis elle recommence l’année suivante. Elle comprendra plus tard que c’est la période qui correspond au pic d’activité et à la fin des certifications.
En 2015, elle s’arrête 2 fois un mois. Comprenant que la situation devient difficilement tenable, elle demande une mobilité interne en janvier 2016 (changement de poste et changement de lieu géographique pour se rapprocher de chez elle). Elle change de poste en juin 2016 et travaille à 10 min de son domicile. Elle est de nouveau repositionnée en tant qu’employée et on lui impose de passer à 90% de son temps.
L’arrivée se passe bien avec une formation intensive ; sa mission est de participer à la création d’un service mais très vite elle subit un écart de vision qui a lieu entre ses deux supérieurs sur la façon de faire, et subit ordre et contre-ordre.
« C’est comme si mon cerveau avait disjoncté »
Fin octobre 2016 elle part en congés. Elle profite à peine de ses vacances : fatigue chronique, inertie, cerveau « qui bug »… Le 2/11/2016, jour de reprise, elle se sent incapable de retourner travailler. Elle y retourne tant bien que mal. A peine arrivée, son chef lui demande de le rejoindre : « au prix où tu es payée, j’aimerais que tu travailles plus. Et au fait, je voudrais que tu changes les conclusions de ton dernier dossier ». Pour elle, c’est la goutte d’eau. Elle se souvient d’une « disjonction » dans son cerveau. Elle n’entend plus ce que son chef lui dit. « Je retourne à mon poste, je reste assise une demi-heure face à mon écran, sans bouger. Je décide de rentrer chez moi et prends la voiture machinalement, avec l’envie d’en finir. Je veux mourir. Je veux disparaître. Je ne sais pas comment je suis rentrée chez moi ».
Le soir, son mari lui intime l’ordre d’aller voir son médecin, qui lui dit « madame, je crois qu’on y est cette fois, vous n’allez pas pouvoir retourner au travail avant un très long moment ». Elle lui prescrit un suivi psychiatrique qu’elle commence en décembre 2016. Cocktail d’antidépresseurs, d’anxiolytiques et de somnifères.
Pendant 4 mois, elle ne fait que pleurer et dormir. Pendant presque 3 ans, elle aura des nausées chaque fois qu’elle passera à proximité de son ancien lieu de travail ou de toute agence bancaire portant le logo de son ancienne entreprise.
En mars 2017, elle est convoquée par la sécurité sociale, qui lui suggère de prendre contact avec sa médecine du travail ; celle-ci lui déconseille de reprendre son poste ; elle entame (sur les conseils de son avocate) une procédure de licenciement pour inaptitude. Elle prend alors conscience qu’elle ne retournera plus à son travail. Sentiments de peur et de soulagement mêlés.
Elle met 9 mois à ‘digérer’ ; certes, elle avait une porte de sortie, mais elle a mal vécu cette ‘sortie’. « J’avais honte de ne pas avoir réussi à tenir, j’avais le sentiment d’être une merde ».
Elle reçoit sa lettre de licenciement le 28/7/2017. Un énorme soulagement ! Son sentiment de colère, d’injustice et son besoin de réparation s’apaisent.
Puis c’est la peur de l’avenir. Il faut s’inscrire à Pôle Emploi, elle qui n’a jamais connu un seul jour de chômage de sa vie. Elle s’y inscrit l’été 2017.
« J’ai un Bac+4, j’avais un bon boulot…un excellent salaire acquis grâce à mon ancienne entreprise, je ne supportais pas l’idée de vivre aux crochets de la société ».
Avec sa conseillère, elle entame une réflexion sur le sens de son job. Elle comprend qu’elle ne l’a jamais exercé par plaisir, qu’elle considère sa vie professionnelle comme un devoir, quelque chose d’alimentaire. Elle opère un recentrage. Ce sera le secteur médico-social qui l’a toujours attirée et la comptabilité, ses premières amours.
Elle rumine jusqu’en janvier 2018, où elle se sent prête à reprendre une activité. Elle se lance dans des cours de comptabilité par correspondance et trouve en avril un emploi de comptable à mi-temps. Et elle accepte de diviser par 3 son salaire
« J’avais l’impression d’être passée d’une Ferrari à une 2 CV »
Les 2 premiers mois de reprise sont très durs : « je n’arrivais plus à me concentrer longtemps. J’avais des problèmes pour mémoriser, et quand on me parlait je sentais que je ne parvenais pas à maintenir mon attention très longtemps ». Elle a peur de ne pas réussir à tenir le poste. « J’avais l’impression d’être passée d’une Ferrari à une 2 CV. Aujourd’hui encore je n’ai pas récupéré toutes mes facultés ». Peu à peu, elle reprend confiance et le temps fait son effet.
Où en es-tu aujourd’hui ?
« Depuis l’été 2018, je me sens un peu mieux. Avec le recul, je me dis que finalement, ça a bien fait de m’arriver. Je pense que le burnout m’a sauvée du suicide ».
Pour autant, elle ne sent pas encore capable de reprendre un emploi à temps plein :
« Je me sens très vite débordée. J’ai parfois des crises d’angoisse quand je me sens dépassée où quand je revis des scènes ou que je t’entends des propos qui me rappellent mon ancienne vie ».
Avec le recul, quels signaux d’alerte n’as-tu pas perçus ? Ou ne voulais-tu pas voir ?
« Les 2/3 années précédant mon burnout, je voyais bien que je perdais beaucoup plus vite patience. J’étais sans arrêt fatiguée. Ma consommation d’alcool augmentait.
Je répétais sans cesse (aux autres et à moi-même) « ça va aller » ! Mais ça allait de mal en pis. Problèmes récurrents de sommeil, au début le dimanche soir, puis après tous les soirs…
Je n’avais aucune déconnexion pendant mes congés : je recevais des appels téléphoniques, je me connectais régulièrement à ma messagerie. Et quand je rentrais de congés, je me sentais autant fatiguée qu’avant de partir.
Et puis, j’avais l’habitude de déjeuner avec l’équipe. La fréquence s’est réduite, puis c’était un sandwich devant l’ordinateur pour gagner du temps. Jusqu’à sauter des repas.
Entre 2014 et 2016, je ne compte plus le nombre de migraines et de sciatiques que j’ai eues.
Enfin, une prise de sang il y a quelques années avait déjà révélé que mon taux de cortisol avait fortement augmenté. Mon médecin n’y avait pas prêté attention à l’époque. Lors d’une nouvelle prise de sang début 2018, le taux avait explosé les seuils ». [NDLR : le cortisol, souvent appelée ‘l’hormone du stress’, est une hormone qui, si elle est secrétée de manière excessive et prolongée, a des effets néfastes sur la santé, comme la dégradation de la mémoire et des capacités d’apprentissage].
A ton avis, qu’est-ce qui t’a amenée à cette situation ?
« En premier lieu, je dirais mon perfectionnisme ; je voulais être une salariée modèle, d’une loyauté à toute épreuve, avec un fort sens du devoir, voire du sacrifice. « On peut toujours mieux faire » était ma devise ! Et puis mon manque de confiance en moi faisait que j’avais un grand besoin de reconnaissance.
J’avais également (et j’ai toujours un peu !) une croyance que s’écouter, c’est être égoïste.
Ensuite, ma difficulté à exprimer mes émotions. Je gardais tout pour moi, je ne me confiais à personne, pas même à mon mari (ou tout du moins il avait la version édulcorée), qui avait lui-même aussi des soucis professionnels. Après tout, c’étaient MES problèmes et donc c’était à moi seule de les gérer.
Enfin, mon incapacité à dire non, à poser des limites. Est-ce que j’aurais pu alerter ma hiérarchie quand ma charge de travail a considérablement augmenté ? Impensable à l’époque ! J’avais trop peur du regard des autres : ils vont penser que je ne suis pas fiable, que je ne résiste pas à la pression, que je ne suis pas capable… j’avais peur d’être rejetée. J’étais en plus une salariée de l’entité absorbée … une étiquette dans le dos que le temps n’efface pas ».
A quoi es-tu particulièrement vigilante depuis cette expérience ?
« Aujourd’hui, je veille tant bien que mal à me réserver des soupapes de décompression (comme une heure de lecture, un bon bain, une balade…), peu importe du moment que c’est du temps pour moi !
J’essaie d’exprimer davantage ce que je ressens, si possible au moment où je le ressens, pour éviter de somatiser. J’ai compris que demander de l’aide n’était pas un signe de faiblesse, mais demande au contraire du courage. Donc je parle davantage à mon entourage.
J’apprends à dire non quand quelque chose ne me convient pas.
Et j’essaye d’écouter mon intuition et les messages que m’envoie mon corps …mais c’est encore difficile !»
Quel message as-tu envie de transmettre à nos lecteurs ?
« On ne sort pas indemne d’un burnout, les séquelles sont bien réelles. Il est possible de s’en relever, mais en étant différent ! Apprenez à vous écouter pour pouvoir vous arrêter à temps ! »